Le droit de l’intolérance est donc absurde et barbare : c’est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes. (Laclos, Des femmes et de leur éducation)
Nous sommes le mercredi 4 décembre 2024. Il est exactement 13 h 16 en France métropolitaine.
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Dans cette rubrique, j’ai choisi de faire découvrir un nouveau texte littéraire chaque semaine (ou de façon plus ou moins régulière selon mes disponibilités), accompagné de quelques remarques contextuelles :
Albertine
Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je la recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m’avaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur ; alors avait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau, dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et j’avais résolu d’envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine prochaine, tandis que, montant doucement, la mer, à chaque déferlement de lame, recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes des autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédrale italienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps s’était de nouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je n’eus pas l’occasion d’entendre son rire ; elle était de fort mauvaise humeur.
Proust, Sodome et Gomorrhe, Deuxième partie, chapitre premier, « Les intermittences du cœur »
Ce court extrait de la monumentale œuvre que constituent les sept romans À la recherche du temps perdu rassemble le narrateur et celle avec qui il vit une relation (amoureuse) pour le moins compliquée, et certains des motifs les plus représentatifs de son art, les sensations, la musique, la mer, le souvenir, les cathédrales. Bien sûr, la phrase proustienne se développe, même si elle reste ici modeste, avec ses accumulations, ses images, se enchaînements de subordonnées...
Bibliothèque sous-marine
C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Première partie, chapitre XI
Cet extrait du roman d’aventures bien connu de Jules Verne montre l’importance des livres et leur mise en valeur dans un univers inattendu (le sous-marin du capitaine Némo, le Nautilus), marqué par la technologie et la science. Le capitaine Némo a certes voulu s’isoler du monde, mais la culture a sa place dans l’univers qu’il s’est créé grâce à ce véhicule sous-marin.
Un amour semé d’embûches
Mon Astrée, si la dissimulation, à quoi vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aisément d’une seule parole ; si c’est pour punir mon outrecuidance, vous êtes juge trop doux, de m’ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c’est pour éprouver quelle puissance vous avez sur moi, pourquoi n’en recherchez-vous un témoignage plus prompt que celui-ci, de qui la longueur vous doit être ennuyeuse : car je ne saurais penser que ce soit pour celer nôtre dessein comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donnera assez prompte et déplorable connaissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c’est assez enduré, et qu’il est désormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Céladon, ayant si longuement, et avec tant de Peine représenté celui de la personne du monde, qui lui est la plus contraire.
Honoré d’Urfé, L’Astrée, Livre premier, première partie
L’Astrée est un roman de l’époque classique qui peut effrayer certains par sa longueur, mais la lecture des amours d’Astrée et Céladon s’avère passionnante, entrecoupée de récits symboliques. Même si les héros sont des bergers, leur langage est celui de l’amour courtois dont ils incarnent une variation. L’orthographe est ici modernisée, mais j’ai conservé la syntaxe d’origine.
Une forêt inattendue
Mais en ce moment mon attention fut attirée par un spectacle inattendu. À cinq cents pas, au détour d’un haut promontoire, une forêt haute, touffue, épaisse, apparut à nos yeux. Elle était faite d’arbres de moyenne grandeur, taillés en parasols réguliers, à contours nets et géométriques ; les courants de l’atmosphère ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cèdres pétrifiés.
Je hâtai le pas. Je ne pouvais mettre un nom à ces essences singulières. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors, et fallait-il leur accorder une place spéciale dans la flore des végétations lacustres ? Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l’admiration.
En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre, mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immédiatement de leur nom.
« Ce n’est qu’une forêt de champignons », dit-il.
Et il ne se trompait pas. Que l’on juge du développement acquis par ces plantes chères aux milieux chauds et humides. Je savais que le « Lycoperdon giganteum » atteint, suivant Bulliard, huit à neuf pieds de circonférence ; mais il s’agissait ici de champignons blancs, hauts de trente à quarante pieds, avec une calotte d’un diamètre égal. Ils étaient là par milliers ; la lumière ne parvenait pas à percer leur épais ombrage, et une obscurité complète régnait sous ces dômes juxtaposés comme les toits ronds d’une cité africaine.
Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, chapitre XXX
La découverte de ce paysage original est tout à fait représentatif de l’art de Jules Verne qui s’empare d’une réalité existante et la transforme en un objet surdimensionné, comme si le progès qu’il met en œuvre en permanence dans ses romans expliquait aussi les productions naturelles.
Enquête sur le chien de la reine
Un jour, se promenant auprès d’un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus précieux. « Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n’avez-vous point vu le chien de la reine ? » Zadig répondit modestement : « C’est une chienne, et non pas un chien. – Vous avez raison, reprit le premier eunuque. – C’est une épagneule très-petite, ajouta Zadig ; elle a fait depuis peu des chiens ; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très-longues. – Vous l’avez donc vue ? dit le premier eunuque tout essoufflé. – Non, répondit Zadig, je ne l’ai jamais vue, et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne. »
[...]
Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n’eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant l’assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. À peine le jugement fut-il rendu qu’on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d’or, pour avoir dit qu’il n’avait point vu ce qu’il avait vu. Il fallut d’abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham ; il parla en ces termes :
« Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l’éclat du diamant, et beaucoup d’affinité avec l’or, puisqu’il m’est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade, que je n’ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m’est arrivé : je me promenais vers le petit bois où j’ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très-illustre grand veneur. J’ai vu sur le sable les traces d’un animal, et j’ai jugé aisément que c’étaient celles d’un petit chien. Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes, m’ont fait connaître que c’était une chienne dont les mamelles étaient pendantes, et qu’ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D’autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m’ont appris qu’elle avait les oreilles très-longues ; et comme j’ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j’ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l’ose dire.
Voltaire, Zadig, ou la Destinée, chapitre III
Ce texte est assez long, et remarquable par la façon dont Voltaire propose un éloge de la connaissance et une satire de la justice arbitraire, mais surtout il s’agit là d’une véritable enquête, certes involontaire, mais qui s’appuie sur des indices, comme l’on peut en trouver aujourd’hui dans des romans ou séries à succès.
Tirade sur l’égalité
Cependant le respect est un sot ; finissons, Monsieur Sorbin, qui êtes élu, mari, maître et chef de famille ; tout cela est bel et bon ; mais écoutez-moi pour la dernière fois, cela vaut mieux : nous disons que le monde est une ferme, les dieux là-haut en sont les seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avez toujours été les fermiers tout seuls, et cela n’est pas juste, rendez-nous notre part de la ferme ; gouvernez, gouvernons ; obéissez, obéissons ; partageons le profit et la perte ; soyons maîtres et valets en commun ; faites ceci, ma femme ; faites ceci, mon homme ; voilà comme il faut dire, voilà le moule où il faut jeter les lois, nous le voulons, nous le prétendons, nous y sommes butées ; ne le voulez-vous pas ? Je vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre petite servante, à moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous signifie que vous ne l’avez plus, qu’elle vous quitte, qu’elle rompt ménage et vous remet la clef du logis ; j’ai parlé pour moi ; ma fille, que je vois là-bas et que je vais appeler, va parler pour elle. Allons, Lina, approchez, j’ai fait mon office, faites le vôtre, dites votre avis sur les affaires du temps.
Marivaux, La Colonie, scène 14
Dans La Colonie, Marivaux imagine une île où les femmes réclament une part au moins égale à celle des hommes dans l’éboration de lois communes – nous sommes en 1750.
III - Pantoum négligé
Trois petits pâtés, ma chemise brûle.
Monsieur le curé n’aime pas les os.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule,
Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule.
On dirait d’un cher glaïeul sur les eaux
Vivent le muguet et la campanule !
Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux.
Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux.
Trois petits pâtés, un point et virgule ;
On dirait d’un cher glaïeul sur les eaux ;
Vivent le muguet et la campanule.
Trois petits pâtés, un point et virgule
Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux.
La libellule erre emmi les roseaux.
Monsieur le Curé, ma chemise brûle.
Verlaine, Jadis et Naguère, » Jadis », « À la manière de plusieurs »
Un « pantoum » est un poème de forme particulière (Baudelaire en a aussi écrit un célèbre) qui reprend des vers d’une stophe dans la strophe suivante. Verlaine s’amuse ici à ne pas respecter strictement les règles, à mélanger les vers, à utiliser des noms (Ursule) ou sonorités peu courants ou familiers (dodo) – on notera enfin le subtil archaïsme « emmi » (qui signifie « parmi, au milieu de »).
Le 3 novembre 2014
incipit du Médecin de campagne
En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval un chemin montagneux qui mène à un gros bourg, situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges, arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantôt la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à l’œil pendant toutes les saisons. Tantôt un moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées qu’inspire une misère laborieuse. Plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux. Enfin au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières.
Balzac, Le Médecin de campagne
Le Médecin de campagne est un roman relativement bref de Balzac, mais le roman commence, comme souvent, par une longue évocation des lieux, dans laquelle le rythme et la longueur des phrases accompagnent le relief et les éléments décrits.
Le 27 octobre 2014
Les Ponts
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.
Rimbaud, Illuminations
Les Illuminations sont un recueil poétique alliant imaginaire et modernité comme dans ce poème en prose où l’architecture urbaine dessine une portée musicale.
Le 20 octobre 2014
Cythère
Un pavillon à claires-voies
Abrite doucement nos joies
Qu’éventent des rosiers amis ;
L’odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d’été qui passe,
Se mêle aux parfums qu’elle a mis ;
Comme ses yeux l’avaient promis,
Son courage est grand et sa lèvre
Communique une exquise fièvre ;
Et l’Amour comblant tout, hormis
La Faim, sorbets et confitures
Nous préservent des courbatures.
Verlaine, Fêtes galantes
Verlaine rend ici hommage à l’île consacée, selon les Grecs de l’antiquité, à Aphrodite, la déesse de l’amour et du désir (la Vénus des Romains). L’atmosphère est sensuelle (les sensations y sont bien présentes), agréable et s’inscrit dans l’assimilation traditionnelle de la femme à une rose.
Le 13 octobre 2014
Sur l’eau (extrait)
Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors, je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; je me dressai d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.
Maupassant, Sur l’eau
Ce paragraphe illustre la manière subtile dont use Maupassant pour introduire le lecteur dans le registre fantastique : nous sommes dans le réel, sur une eau tranquille et des éléments sensoriels étranges viennent troubler le monde connu et perturber personnage et lecteur.
Le 6 octobre 2014
L’amour d’Attila
Ah ! Vous me charmez trop, moi de qui l’âme altière
Cherche à voir sous mes pas trembler la terre entière :
Moi qui veux pouvoir tout, sitôt que je vous voi,
Malgré tout cet orgueil, je ne puis rien sur moi.
Je veux, je tâche en vain d’éviter par la fuite
Ce charme dominant qui marche à votre suite :
Mes plus heureux succès ne font qu’enfoncer mieux
L’inévitable trait dont me percent vos yeux.
Un regard imprévu leur fait une victoire ;
Leur moindre souvenir l’emporte sur ma gloire :
Il s’empare et du cœur et des soins les plus doux ;
Et j’oublie Attila, dès que je pense à vous.
Que pourrai-je, madame, après que l’hyménée
Aura mis sous vos lois toute ma destinée ?
Quand je voudrai punir, vous saurez pardonner ;
Vous refuserez grâce où j’en voudrai donner ;
Vous envoierez la paix où je voudrai la guerre ;
Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre ;
Et tout mon amour tremble à s’accorder un bien
Qui me met en état de ne pouvoir plus rien.
Corneille, Attila, acte II, scène 5
Cet extrait de tirade prononcée par Attila (qui donne son nom à la pièce) peut sembler inattendu, étant donné la réputation de cruauté du personnage, mais un Attila qui parle d’amour est bien un héros tragique qui doit notamment choisir entre deux femmes et reconnaî ici sa faiblesse devant Ildione.
Le 29 septembre 2014
Waterloo
Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d’incalculables reflux ; dans l’action, les deux plans des deux chefs entrent l’un dans l’autre et se déforment l’un par l’autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite l’eau qu’on y jette. On est obligé de reverser là plus de soldats qu’on ne voudrait. Dépenses qui sont l’imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traânées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres ; où était l’artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c’est disparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu’est-ce qu’une mêlée ? une oscillation. L’immobilité d’un plan mathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Vandermeulen. Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l’ouragan seul est vrai.
Hugo, Les Misérables, IIe partie, livre 1er, chapitre 5
Ce court extrait de l’illustre évocation de la bataille de Waterloo dans les Misérables met en évidence l’ampleur de la bataille, les forces qui s’y affrontent et en même temps une sorte d’esthétisme.
Le 22 septembre 2014
Le songe d’Athalie
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi’;
Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille ». En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi je lui tendais les mains pour l’embrasser,
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Racine, Athalie, acte II, scène 5
Cet extrait de tirade rappelle combien la tragédie est censée susciter l’effroi chez le spectateur, non seulement dans un but cathartique et édifiant, mais aussi pour renforcer la tension dramatique de l’action.
Le 15 septembre 2014
De la couleur en peinture
L’artiste, qui prend de la couleur sur sa palette, ne sait pas toujours ce qu’elle produira sur son tableau. En effet, à quoi compare-t-il cette couleur, cette teinte sur sa palette ? À d’autres teintes isolées, à des couleurs primitives. Il fait mieux ; il la regarde où il l’a préparée, et il la transporte d’idée dans l’endroit où elle doit être appliquée. Mais combien de fois ne lui arrive-t-il pas de se tromper dans cette appréciation ! En passant de la palette sur la scène entière de la composition, la couleur est modiļ¬ée, affaiblie, rehaussée, et change totalement d’effet. Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur. Dans ce travail, sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard se désaccordent.
Diderot, Essais sur la peinture
Diderot, davantage connu pour son rôle actif dans la rédaction et la publication de l’Encyclopédie et pour ses œuvres narratives et dramatiques, a aussi écrit des textes esthétiques et des analyses assez fines de peintures.
Le 8 septembre 2014
Mnaïs
Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde,
La brebis se traïnant sous sa laine féconde,
Au dos de la colline accompagnent les pas,
À la jeune Mnaïs rendez, rendez, hélas !
Par Cérès, par sa fille et la Terre sacrée,
Une grâce légère, autant que désirée.
Ah ! près de vous, jadis, elle avait son berceau,
Et sa vingtième année a trouvé le tombeau.
Que vos agneaux du moins viennent près de ma cendre
Me bêler les accents de leur voix douce et tendre,
Et païtre au pied d’un roc où d’un son enchanteur
La flûte parlera sous les doigts du pasteur.
Qu’au retour du printemps, dépouillant la prairie,
Des dons du villageois ma tombe soit fleurie ;
Puis d’une brebis mère et docile à sa main
En un vase d’argile il pressera le sein ;
Et sera chaque jour d’un lait pur arrosée
La pierre en ce tombeau sur mes mânes posée.
Morts et vivants, il est encor pour nous unir
Un commerce d’amour et de doux souvenir.
Chénier, Élégies
Ce poème extrait des Élégies rend hommage à une jeune fille morte et rappelle l’atmosphère pastorale de l’Antiquité dont l’auteur s’est si souvent inspiré.
Le 1er septembre 2014
incipit de La Fille aux yeux d’or
Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. Paris n’est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l’esprit, les désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas des visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité ? Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir ?
Balzac, La Fille aux yeux d’or
Ce début de roman place le lecteur dans une atmosphère mystérieuse et inquiétante, en même temps qu’il introduit le lieu de l’action, la ville de Paris, qu’il évoque par l’intermédiaire d’une présentation bien malsaine de ses habitants.
Le 25 août 2014
Cassandre (début)
Elle est fille de roi. – Mais sa ville est en cendre.
Elle a droit à ce char et n’en veut pas descendre.
Depuis qu’on l’a saisie elle n’a point parlé.
Le marbre de Syrta, la neige de Thulé
N’ont pas plus de froideur que cette âpre captive.
Elle est à l’avenir formidable attentive.
Elle est pleine d’un dieu redoutable et muet ;
Le sinistre Apollon d’Ombos, qui remuait
Dodone avec le souffle et Thèbe avec la lyre,
Mêle une clarté sombre à son morne délire.
Elle a la vision des choses qui seront ;
Un reflet de vengeance est déjà sur son front ;
Elle est princesse, elle est pythie, elle est prêtresse,
Elle est esclave. étrange et lugubre détresse !
Elle vient sur un char, étant fille de roi.
Le peuple qui regarde aller, pâles d’effroi,
Les prisonniers pieds nus qu’on chasse à coups de lance,
Et qui rit de leurs cris, a peur de son silence.
Hugo, La Légende des siècles, VI, I
Ces paroles, extraites de l’épopée La Légende des siècles, sont prononcées par un chœur d’habitants d’Argos à propos de la jeune Cassandre, aimée d’Apollon et punie par celui-ci pour son refus : il donna à cette princesse troyenne (ici prisonnière des Grecs) le don de deviner l’avenir, mais de n’être jamais crue.
Le 18 août 2014
Histoire abrégée de la mort de Jean Calas (début)
Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge et de la postérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles sans nombre, non-seulement parce que c’est la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort à leurs ennemis, et n’ont point péri sans se défendre. Là où le danger et l’avantage sont égaux, l’étonnement cesse, et la pitié même s’affaiblit ; mais si un père de famille innocent est livré aux mains de l’erreur, ou de la passion, ou du fanatisme ; si l’accusé n’a de défense que sa vertu : si les arbitres de sa vie n’ont à risquer en l’égorgeant que de se tromper ; s’ils peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s’élève, chacun craint pour soi-même, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance.
Voltaire, Traité sur la tolérance , chapitre I
Dans le Traité sur la tolérance Voltaire prend la défense de Calas, faussement accusé du meurtre de son fils et exécuté pour cette raison. Il dénonce à cette occasion la torture, la religion, le fanatisme dans des textes marquants, dont la célèbre « Prière à Dieu ». Calas a été réhabilité quelques années plus tard.
Le 11 août 2014
L’heure du berger
La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S’endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts oû circule un frisson ;
Les fleurs des eaux referment leurs corolles,
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leurs spectres incertains ;
Vers les buissons errent les lucioles ;
Les chats-huants s’éveillent, et sans bruit
Rament l’air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s’emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c’est la Nuit.
Verlaine, Poèmes saturniens, « Paysages tristes »
Ce court poème de trois quatrains de décasyllabes évoque avec douceur le passage incertain entre les deux mondes que sont le jour et la nuit et l’apparition de la première étoile, celle du Berger, la planète de la déesse de l’amour.
Le 4 août 2014
George Dandin (extrait)
Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.
Molière, George Dandin ou Le Mari confondu , acte I scène 1
La première scène de George Dandin présente le personnage principal à travers un monologue qu’il prononce : il s’agit d’un paysan ridicule et trompé dont le public a beau jeu de se moquer, même si la « morale » n’est pas sauve. À noter que Molière jouait ce personnage.
Le 28 juillet 2014
Sonnet LXXXVIII
Qui choisira pour moi la racine d’Ulysse ?
Et qui me gardera de tomber au danger
Qu’une Circe en pourceau ne me puisse changer,
Pour être à tout jamais fait esclave du vice ?
Qui m’étreindra le doigt de l’anneau de Mélisse,
Pour me désenchanter comme un autre Roger ?
Et quel Mercure encor me fera déloger,
Pour ne perdre mon temps en l’amoureux service ?
Qui me fera passer sans écouter la voix
Et la feinte douceur des monstres d’Achelois ?
Qui chassera de moi ces Harpies friandes ?
Qui volera pour moi encore un coup aux cieux,
Pour rapporter mon sens et me rendre mes yeux ?
Et qui fera qu’en paix je mange mes viandes ?
Du Bellay, Les Regrets
Extrait des Regrets, ce sonnet, moins connu que le plus célèbre du poète, s’appuie également sur la figure mythologique d’Ulysse, à travers d’autres épisodes ou personnages on y trouve aussi des allusions au Roland furieux de L’Arioste et à L’Énéide.
Le 21 juillet 2014
Arrias
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, des ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. »
La Bruyère, Les Caractères
Extrait des Caractères, ce portrait aussi efficace que rapide illustre la méthode adoptée par l’auteur : des propositions courtes, incisives, aucun détail inutile et une chute mémorable.
Le 14 juillet 2014
Le joujou du pauvre (extrait)
Sur une route, derrière la grille d’un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l’insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu’on les croirait faits d’une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu’il regardait :
De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.
Baudelaire, Petits Poèmes en prose, « Le joujou du pauvre »
Extrait d’un des cinquante textes qui constituent le recueil Le Spleen de Paris, aussi appelé Petits Poèmes en prose, publié à titre posthume en 1869, ce texte est à la fois une fable, une nouvelle, un « poème en prose » et laisse une ravissante impression d’innocence et de fraîcheur.
Le 07 juillet 2014
Chantre
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Apollinaire, Alcools
Le recueil Alcools est publié en 1913, mais est constitué de poèmes déjà imprimés les années précédentes dans des revues. Ce texte mystérieux est un alexandrin parfaitement équilibré.